Il y a quelques temps lors d’un événement organisé par l’association Afriqu’elles, j’ai redécouvert un version de ce conte : « Pour être homme nomme ».
Ce conte me semble particulièrement bien définir le principe fondamental de la psychologie clinique et de la psychothérapie : pour être heureu.ses nommez.
Nommez les gestes blessants, les moments traumatiques, les petites phrases qui assassinent... mais aussi nommez les moments heureux, les petites traces de joies, ces caresses légères qui nous permettent d’être vivant. e.
Pour être heureu.ses, nommez !
Je vous retranscris ici ce conte extrait de ce livre « Pourquoi faut-il raconter des histoires ? » de Bruno De la Salle.
C’est l’histoire d’un homme qui se plaignait tout le temps. Il disait que le monde était mal fait, la société inutile, l’homme raté, la femme envahissante, les enfants trop bruyants. Il se plaignait, il se plaignait tant et tant que dans le village on lui a dit :
- Écoute, tes jérémiades, tes pensées noires on a peur que ça se propage. Cela ne t’ennuierait pas d’aller un peu plus loin dans cette maison en dehors du village ?
L’homme, il a dit : « D’accord. »
Il a quitté son village mais pas ses pensées noires, et toute la journée, à la chasse ou chez lui, il ruminait toujours les mêmes mots : « le monde est raté, l’homme est laid, la société inutile, la nature laide. »
Et pendant qu’il maugréait ses pensées noires dans sa maison à l’écart du village, dans le village une femme a pensé : « c’est dommage de perdre un homme. Il n’est pas mauvais, simplement son cœur est fermé. Je vais aller vivre avec lui et je suis sûre que son cœur va s’ouvrir. »
Elle est allée vivre avec lui un jour, deux jours, trois jours. On ne peut pas dire que le matin du troisième jour il n’y a pas eu un léger sourire sur le visage de l’homme. Mais, très vite, ses pensées noires ont repris le dessus : « L’homme raté, la société inutile, quant à la femme, la femme, la femme... la femme... la femme, elle est trop femme ! »
- Bien, dit la femme, à moi toute seule je n’y arriverai pas.
Ils ont fait un enfant, puis un deuxième. À la naissance du deuxième enfant, la femme a pensé: « À la vue de sa progéniture, le cœur de l’homme ne peut que fondre. »
Et c’est vrai qu’au début, on a eu l’impression que le cœur de l’homme allait fondre, le cœur de père, le cœur de pierre se briser devant le fils et la fille que sa femme lui avait donnés. Mais, très vite, les pensées noires ont repris le dessus : « l’homme raté , la femme trop femme, les enfants bruyants, envahissants. »
Ce matin-là, l’homme est parti à la chasse, la femme est sortie de sa maison. Elle s’est tournée vers le ciel, elle est tombée à genoux et elle a dit :
-Créateur, si tu existes là- haut dans le ciel, fait quelque chose pour cet homme-là, moi je ne peux plus rien pour lui.
L’homme, lui, il était parti à la chasse, et pendant qu’il chassait, il pensait, il maugréait ses pensées noires. « Le monde est laid, l’homme raté, la femme trop femme, les enfants bruyants, envahissants, le chemin trop long, l’herbe colle à mes souliers, l’eau trop mouillée, le soleil trop chaud, le jour trop long, la nuit trop courte, la lune trop froide, la pierre trop dure. »
À ce moment-là il y eut un bruit terrible, le ciel s’est ouvert et la voix du créateur a frappé aux pieds de l’homme.
-L’homme ! Quel est ton problème ?
L’homme a regardé le ciel et a dit :
- Je n’ai pas de problème, mais je suis heureux de te rencontrer. Le monde que tu as fait est laid. L’homme est raté, la femme trop femme, les enfants, bruyant, envahissants, la société inutile, la nature laide , le jour trop long, le…
- Ça suffit ! Dit le créateur. J’ai entendu, très bien. Puisque mon mode ne te plaît pas, je vais te retirer tout ce que tu n’aimes pas. D’accord ?
- D’accord, a dit l’homme.
Et l’homme a recommencé à marcher sur le chemin. Mais, très vite, il a senti que l’herbe ne collait plus sous ses pieds, le bayou s’est asséché, les animaux ont disparu, les arbres se sont évanouis, le soleil et la lune cachés derrière les nuages qui éloignaient comme un mirage. Et bientôt, le village qui s’éloigne, le chemin, sous ses pieds qui disparaît. Il ne voit plus au loin que sa petite maison, sa femme et ses enfants qui jouent dehors, et là, il ne peut s’en empêcher, il court, il court, il court, il saute dans le ciel.
Et voilà, il est tout seul, dans le vide, le néant. Il n’y a plus rien. Tout a disparu. Le monde, le soleil, la lune, le chemin, la maison, les pieds, la terre. Il n’y a plus rien. Il est suspendu dans le néant, tout seul. Voilà c’est bien !
Il n’y a plus rien, maintenant. Il n’y a plus aucun sujet pour grogner, ni sur l’homme, ni sur la terre, ni sur les femmes, ni sur les enfants, ni sur la société. Il n’y a plus rien, donc il est bien, il est tranquille et il est là. Plus aucun désir, pas besoin de penser, pas besoin de manger, pas besoin de dormir, et le temps passe, le temps, une éternité, passe et il est toujours là, seul dans le vide, bien. Et puis, bon, l’éternité, c’est un peu long, quand même. Donc, il attend, et à un moment il se dit : « Bon, il va se passer quelque chose, quand même. Non ? »
Mettez-vous à sa place. On ne va pas rester suspendu dans le vide pendant toute l’éternité. Puis ça devient vraiment très très long. Puis, tout à coup, il met à penser : « je ne vais tout de même pas rester ici pour toujours, dans le vide, dans le néant, comme ça. »
Et puis la peur, le tremblement, l’effroi. Tout son corps se met à trembler, son cœur se met à battre. Il se met à crier, à hurler.
- Créateur ! Tu ne vas pas me laisser ici, il n’y a que moi. Mon corps, mes pensées, ma tête. Je suis vivant, mais je suis mort ! Fais quelque chose !
Mais personne ne lui a répondu. Rien. Il a hurlé, supplié, il a commencé a se frapper le corps, à s’arracher les cheveux, la peau, les yeux, tout. Il hurlait, mais rien autour de lui n’avait prise sur rien. Et alors, il a tout abandonné, lui-même, ses pensées. Il s’est senti tellement vide qu’il s’est mis à pleurer. Et il a pleuré, pleuré, pleuré, pleuré, pleuré, pleuré tant et tant qu’il s’est mis à supplier.
- Créateur, je t’en prie, rends-moi le monde !
Et une toute petite voix à l’intérieur de lui-même lui à répondu.
- Hélas, je ne peux pas refaire ce que j’ai défait. Si tu veux le monde, nomme-le-toi. Essaye. Peut-être que ça va marcher.
Et l’homme a senti dans sa tête, dans son corps, dans son cœur, toutes ses pensées, ses images tournoyer à l’intérieur de lui-même. Nommer le monde !
-Nomme, nomme pour être humain, nomme.
Il a nommé. Il a nommé la terre, il a nommé le ciel, le soleil et la lune, les étoiles. Il a nommé le vent, les nuages. Il a nommé l’air, la terre, le feu. Il a nommé le chemin sous ses pieds, l’herbe qui colle a ses souliers, les moustiques qui le piquent, le ri des animaux le chant des oiseaux, tout ce qui batifole sur terre, dans l’air ou dans l’eau, tout ce qui mord et qui pique. « Pour être humain, nomme. Pour être humain,nommez. » Et plus il nommait, plus le monde apparaissait.
Il a nommé, nommé, nommé. L’herbe qui colle à ses souliers. Il a nommé, nommé, nommé son village. Il a nommé sa maison, sa femme et ses enfants. Et quand il est arrivé, tout le monde se levait, tout le monde regardait le lever du soleil. Il a pris sa femme et ses enfants dans ses bras, il les a serrés tellement fort ! Il leur a raconté toute l’histoire que je viens de vous dire. Il les a suppliés, il leur a demandé qu’avec lui, chaque matin, au réveil, ils aillent nommer le monde, pour que, plus jamais, il ne disparaisse.
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